Le cas de l’effet de serre

De toutes les crises écologiques globales menaçant la première moitié du XXIe siècle, le dérèglement des climats par croissance de l'effet de serre est certes le plus grand défi au modèle de développement économique. Car le coeur de l'activité humaine est concerné : l'agro-industrie via le cycle du méthane, l'énergie via le cycle du gaz carbonique.

Le constat des géophysiciens

Depuis la découverte du Suédois Arrhénius, en 1895, les scientifiques savent que certaines molécules de gaz laissent passer les rayons "chauds" arrivant du Soleil, mais retiennent dans l'atmosphère le rayonnement infrarouge émis par la Terre, qui tend donc à se réchauffer, comme une serre, jusqu'à une température d'équilibre qui dépend de la concentration de ces gaz dans l'atmosphère. C'est le "forçage radiatif " qu'étudient les géophysiciens. Mais c'est seulement à la fin du XXe siècle que la croissance de la concentration de ces gaz, du fait de l'activité humaine, fut rapprochée d'un réchauffement effectif de la planète, d'abord comme une forte présomption, à la conférence de Genève du Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) de 1990, puis comme une quasi-certitude à la conférence du GIEC de 19951.

Ces gaz à effet de serre (GES) sont l'eau (dont la contribution au forçage radiatif ne varie plus guère mais peut réserver des surprises), les fréons (régis déjà par la convention de Montréal), et surtout le gaz carbonique (CO2) et le méthane (CH4).

Le méthane vient surtout des rizières et des ruminants. Quarante fois plus - opaque - aux infrarouges que le gaz carbonique, il n'a qu'une, brève durée de vie dans l'atmosphère, et donc son cas pourra être réglé à tout moment par une action vigoureuse. En revanche, le gaz carbonique rejeté dans l'atmosphère y est pour plus d'un siècle, autant dire pour toujours. C'est pourquoi les différents gaz à effet de serre sont calculés en équivalent C022.

Le gaz carbonique est essentiellement produit dans la combustion des réserves d'énergie fossile (charbon, pétrole et gaz, par ordre décroissant d'émission de C02 par quantité d'énergie produite), et secondairement par la combustion du bois. Encore ce dernier cas peut-il être compensé par une croissance équivalente de la biomasse. sur pied, qui fonctionne comme un "puits à carbone". Mais la déforestation a d'autres raisons : l'exploitation forestière sauvage, le défrichage à but agricole, encore largement pratiqués dans le tiers monde faute de réforme agraire et de "révolution dans la révolution néolithique". Par ailleurs, l'énergie fossile peut être remplacée par l'énergie nucléaire, mais celle-ci présente des risques écologiques tout aussi graves, qui ont conduit la plu- part des grands pays de l'OCDE à en abandonner le développement, de fait (États-Unis, Italie) ou de droit (Allemagne, Suède ... ).

C'est pourquoi le commissariat général du Plan français, dans son rapport de 1998 Énergie 2020, souligne à juste titre que la croissance économique se trouve enserrée entre trois contraintes : le risque climatique, le risque nucléaire, et les conflits pour l'usage des sols.

Face à ce défi, l'humanité dispose de deux atouts. D'une part, l'écosystème planétaire fixe spontanément (dans la végétation, dans l'eau des océans) la moitié environ du carbone humain rejeté dans l'atmosphère. Cette quantité recyclée est le "don" de la nature à l'humanité, qui ne devrait pas être dépassé : 1’enveloppe soutenable... Cette enveloppe soutenable, rapportée à une population qui se stabiliserait à 9 rnilliards d'humains au XXIe siècle, autoriserait une émission de quelque 600 kg de carbone par an et par personne. Revenir à cette frontière de soutenabilité (en flux) signifierait : diviser par deux l'actuelle production de gaz à effet de serre. Mais cela permettrait seulement la stabilisation de la concentration du C02 dans l'atmosphère (son stock) au niveau qui sera alors le sien, et qui correspondra à une température nettement plus élevée qu'aujourd'hui, et non pas le retour à la concentration préindustrielle. Idéalement, pour ramener la concentration de gaz carbonique à un niveau qui stabiliserait la température, il faudrait s'assigner rapidement un objectif de réduction par trois, et non par deux, de la production de GES, et en tout cas réduire le flux aussi vite que possible, pour éviter que la concentration n'atteigne un trop haut niveau avant de diminuer.. au XXIIe siècle.

Le second atout est le renversement de la tendance historique à la baisse de l'efficacité énergétique. Les premières révolutions agricoles et industrielles, en "allongeant le détour de production" par la bonification des terres et la mécanisation, avaient entraîné une réduction de plus en plus rapide du travail humain par unité de produit. Mais ce fut au prix d'une hausse de la quantité d'énergie utilisée par unité produites3 !

Puis, dans les années soixante, le rapport entre le produit national brut et l'énergie consommée s'est stabilisé dans les pays développés. Les "chocs" pétroliers, pollutaxe involontaire entrainant des économies d'énergie, provoquèrent une inversion inattendue : un "découplage" entre la hausse du produit économique des pays développés et la hausse de leur consommation d'énergie, devenue beaucoup plus faible, voire nulle. L'intensité énergétique (quantité d'énergie dans le produit national) connaîtrait ainsi, avec le progrès technique, une courbe "en V renversé" : d'abord croissante puis décroissante (à un rythme actuel de 1 % ou 2 % en Europe selon le rapport du commissariat du Plan).

Tout l'espoir technique de l'humanité réside dans ce pari : ce résultat est généralisable. Si, au niveau de la production et surtout des structures de la consommation, elle parvient à obtenir une accélération de l'efficacité de l'énergie aussi spectaculaire que la bausse de la productivité du travail, alors elle peut espérer généraliser aux générations futures un niveau acceptable de confort matériel, sans dérégler irrémédiablement le climat terrestre. Entre 1950 et 1970, à l'apogée du fordisme, la quantité de travail direct par unité de produit a été divisée par trois en France. Un tel rythme, maintenu sur quarante ans et appliqué à l'efficacité énergétique, permettrait largement de rentrer dans l'enveloppe de C02 soutenable, sans recourir à l'énergie nucléaire. Dès les années quatre-vingt, une équipe internationale de chercheurs réunie autour de José Goldemberg avait montré qu'en utilisant toutes les techniques déjà connues, on pouvait assurer à 10 milliards d'humains le niveau de vie européen de 1975, sans utiliser l'énergie nucléaire et en limitant à 20 % la hausse de la concentration de CO24.

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1 En 1990, le GIEC prévoyait un réchauffement assez rapide au cours du prochain demi-siècle, mais reconnaissait ne pas pouvoir prouver que la légère montée de la température au cours du XXème siècle était due au gaz carbonique d'origine humaine. En 1995, la situation s'est modifiée. D'abord, l'étude du couplage océan-atmosphère a permis de mieux cerner le rôle propre de l'accroissement de l'effet de serre, aboutissant à une quasi-certitude, qui n'est plus contestée par personne (même plus le météorologue Yves Lerioir, qui publiait en 1993, aux Editions La Découverte, un pamphlet sceptique : La Vérité sur l'Effet de Serre). Par ailleurs, l'analyse au carbone 14 montrait que la hausse du gaz carbonique dans l'atmosphère résultait bien de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz.
Mais simultanément, le GIEC montrait que les aérosols projetés dans l'air par les volcans et l'activité humaine refroidissaient l'atmosphère et ralentissaient l'effet de serre, décalant donc vers la fin du XXème siècle les pronostics les plus alarmistes. (Pour une analyse de l'état des savoirs, voir les Cahiers de Global Chance, n° 7, 1996, 41, rue Rouget-de-Lisle, 92150 Suresnes).

2 En France, on mesure en outre les émissions de CO2 par la masse des atomes de carbone contenus dans ce gaz ; dans d'autres pays, on les mesure par la masse des molécules de CO2 (3,66 fois plus élevée). Nous suivans ici la convention française.

3 En outre, comme l'a fait observer Georgescu-Roegen, ce n'est pas la même chose d'utiliser l'énergie des bêtes de trait (qui, via les végétaux, vient en dernière analyse du Soleil, c'est-à-dire du flux d'énergie gratuit dont bénéficie la Terre), et l'énergie fossile pour faire marcher les tracteurs. Non seulement la modernisation a gaspillé l'énergie, mais elle agrave l'entropie sur la Terre

4 Voir José GOLDEMBERG, et al., Energie pour un monde soutenable, 1987, traduction française Paris-Québec, ministère de la Coopération - IEPF - ICE, 1990. En fait il ne s'agit que d'un résumé, et apparemment aucun éditeur français n'a voulu se charger de ce véritable bréviaire ! Pour des scénarios plus récents appliqués à la France, voir : LES VERTS, Le Nucléaire et la lampe à pétrole, Ed. l'Esprit Frappeur, Paris, 1998 (s'appuyant sur les travaux de l'INESTENE).
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Les conséquences

Mais, si on laisse faire, les risques sont considérables. Les estimations moyennes actuelles du GIEC prévoient pour le XXI siècle, au rythme actuel de dégagement de GES d'origine humaine, un doublement de la concentration du C02, conduisant à une augmentation de la température moyenne de 2 degrés centigrades (en fait : entre + 1° C et + 3,5°C) et une hausse du niveau des mers (par dilatation de surface) de 30 à 90 centimètres.

L'expérience de l'affaire du sang contaminé (où l'on s'est satisfait de croire en 1985 que 5 % seulement des contaminés contracteraient le sida... ce fut 80 % !) montre qu'on a souvent tort de n'anticiper que les " prévisions moyennes ". Le GIEC écarte pour le prochain siècle les scénarios catastrophes : fonte massive des glaces continentales, dégagement du méthane du permafrost sibérien... ils ne sont pas exclus pour autant. Mais en tout état de cause, les conséquences du scénario moyen (+ 2°C) sont considérables. Elles déplaceraient les zones climatiques de plusieurs centaines de kilomètres, noieraient les grands deltas surpeuplés et les îles de faible élévation.

Ces modifications géophysiques auraient des conséquences encore plus graves sur les écosystèmes, et capitales sur l'écologie humaine. Les déplacements climatiques seraient sans doute trop rapides pour permettre les déplacements organisés des flores et des faunes qui s'étaient associées. Et surtout, l'hostilité aux migrations de masse internationales interdirait la forme naturelle d'adaptation qu'avait pratiquée l'humanité naissante face aux lents cycles climatiques de sa préhistoire. Quand on songe aux réticences françaises à régulariser 60 000 "sans-papiers" présents sur son sol depuis des années (un millièrne de sa population !), on imagine les résistances au déplacement d'un milliard de femmes et d'hommes fuyant dans les cinquante prochaines années des terres inondées ou devenues arides.

Cette forme "d’adaptation" sera néanmoins inévitable, si aucune solution préventive n'est trouvée, et elle sera la cause principale des guerres et des crises du XXIe siècle. Mais les stratégies de prévention ont elles-mêmes une dimension géostratégique et économique qui est, et qui restera, au coeur des négociations sur le changement climatique.

Le noeud géostratégique

Que ce soit du côté des coûts d'une stratégie de prévention ou du côté de ses avantages, tous les pays ne sont en effet pas logés à la même enseigne. Pour s'en rendre compte, il faut vraiment passer de la géophysique à l'écologie humaine.

Côté avantages: tous les pays ne sont pas également menacés par l'effet de serre, que ce soit par le biais de la montée des eaux ou de la hausse de la température. L'Europe protège ses deltas (Rhin-Meuse, Pô), le delta du Mississippi est peu peuplé. Tous les grands deltas peuplés et non protégés sont dans des pays les moins avancés (typiquement : le Bangladesh) ou dans des pays émergents. Tous les "petits États insulaires" (regroupés dans l'AOSIS) également. Ces pays comptent, en outre, la plus grande partie de la population rurale, la plus grosse part de l'agriculture dans leur PNB.

Les pays du Sud sont donc les premiers menacés par la dérive de l'effet de serre, leurs populations ont le plus intérêt à une politique de précaution... Les pays de l'OCDE au contraire semblaient moins menacés, du moins selon les scénarios de 1990. Depuis, l'aggravation des tempêtes en zone tempérée a attiré l'attention des scientifiques... et des assureurs. Les zones tempérées d'Europe et d’Amérique pourraient être de grandes victimes de la "tropicalisation du monde". Si l'on vérifiait un lien entre l'aggravation du phénomène El Nino - La Nina et le réchauffement des eaux de surface du Pacifique déjà constaté (lien qui n'est pas encore établi), alors le "coût" de l'effet de serre pour les États-Unis serait déjà très significatif, et donc l'avantage de l'éviter.

Du côté des coûts d'une politique de prévention, les asymétries sont encore plus frappantes. L'humanité ne peut se passer ni des rizières ni du bétail, ni même de tout défrichement. Les "besoins fondamentaux" imposent une production non compressible de GES anthropiques (c'est-à-dire produits par l'homme), qui tient d'ailleurs dans "l’enveloppe soutenable" de 600 kilos de carbone par personne et par an (actuellement : le Bangladesh n'en produit que 60 kilos !). Les pays les moins avancés n'ont pratiquement pas de marge de réduction, si ce n'est par des réformes agraires et une amélioration de l'efficacité énergétique tirée du bois. Inversement, la pollution industrielle est concentrée très majoritairement dans les pays de l'OCDE, qui de ce fait dépassent tous très largement l'enveloppe soutenable : cinq tonnes de carbone par habitant pour les États-Unis, deux en moyenne pour l'Union européenne et le Japon1.

On aurait tort de croire toutefois que la géopolitique de l'effet de serre oppose ainsi un Sud ayant intérêt à une politique de prévention qui ne lui coûterait guère, et un Nord avec de discutables avantages à prévenir l'effet de serre et un coût énorme à payer. Cette caricature n'oppose que les États-Unis au Bangladesh ou aux îles Fidji.

D'une part, au Sud, les pays émergents s'approchent de la frontière de soutenabilité, et jugent légitime de la dépasser aussi longtemps que les pays développés qui les ont devancés. D'autre part, au sein même de I'OCDE, de fortes divergences éclatent dès 1990 entre les Européens d'une part, partisans les plus résolus de politiques de précaution, et les États-Unis d'autre part, plus sceptiques, les autres pays oscillant entre ces deux pôles. Cette opposition s'est retrouvée, lors de la préparation de la quatrième "conférence des parties", c'est-à-dire des signataires de la convention climat (COP4), à Buenos Aires, entre l'Union européenne et les autres pays de l'OCDE (le - JUSCANZ - dans le jargon de la COP4. Japon, USA, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande). Les raisons de cette tension sont doubles.

Du côté des avantages : l’Europe se sent exposée, sinon à une crise directe due à l'effet de serre, du moins à celle de ses voisins d’Afrique et d'Asie occidentale et centrale. Les pays du JUSCANZ se perçoivent au contraire comme de "grands États insulaires", peu menacés par la montée des mers ou par la pression migratoire, disposant (sauf au Japon) de vastes ressources naturelles, et de grands espaces autorisant l'adaptation de leur agriculture.

Du côté des coûts : l'Europe dispose déjà d'un système technique deux à trois fois plus efficace en énergie comme en GES que les États-Unis. Toute contrainte qui s'imposerait à l'ensemble de l'OCDE la favoriserait. En outre, son modèle de régulation sociale donne une large place aux objectifs de compromis, à l'intérêt général. Au contraire, la foi américaine en la libre entreprise a débouché sur un modèle dévoreur d'énergie, tant au niveau de la production que de la consonunation.

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1
Voir le rapport du World Ressources Institute, Washington, 1990.
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L'état de la négociation

La maîtrise du risque climatique sera l'affaire de décennies de conflits et de compromis. Mais une "certaine idée du but final" conditionne toujours les premiers jalons de toute négociation.

En 1990, les États-Unis restaient sceptiques sur la réalité de l'effet de serre, optimistes sur les inconvénients qui en résulteraient pour eux, intraitables dans les efforts qu'ils auraient à consentir. Au mieux, le World Resources Institute suggérait-il un partage du fardeau "en pourcentage", c'est-à-dire en conservant les parts de droits historiquement acquis sur la pollution de l'atmosphère. En quelque sorte, une "enclosure des biens communaux planétaires", favorisant dès le départ les plus riches, et interdisant aux moins bien lotis (c'est-à-dire aux moins pollueurs) d'accroître leur part dans l'avenir.

Cette position était inacceptable pour le tiers monde. Une fronde, lancée par Anil Agarwal et Sunita Narain du Center for Science and Environment de New Delhi, bientôt rejointe par le Groupe des 77 (les pays du tiers monde) et la Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement, lui opposa le principe d'égalité : chaque pays se verrait allouer un droit de polluer, réparti à partir de l'enveloppe soutenable, et proportionnel à sa population. Mais les théoriciens de cette position, A. Agarwal et M. Grubb de la London School of Economics, proposaient d'emblée un mécanisme de flexibilité : les pays n'épuisant pas leur quota pourraient le revendre à ceux qui le dépasseraient. Une pollutaxe générale s'imposerait à tous les pays dépassant la somme de leurs quotas, alloués ou achetés.

Le traité de New York, signé solennellement à la conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement, à Rio (1992), aboutit à un compromis suggéré par l'Europe : seuls les pays dits "de l'annexe 1" (pratiquement, les pays de l'OCDE et les pays ex-socialistes développés) s'astreindraient d'abord à des efforts de limitation, les autres étant invités à modérer la croissance de leur GES. Selon les lectures, on pouvait comprendre ou refuser de comprendre un objectif de retour pour l'an 2000 au niveau de 1990. Quant aux instruments, l'Europe envisagea de proposer une pollutaxe générale, mais fut incapable de se l'imposer à elle-même. Une décennie fut perdue sans grand résultat. De 1990 à 1996, les émissions mondiales ont progressé de 17%, celles des États-Unis de 9%, du Japon de 11%. Les pays de l'UE ont presque stabilisé les leurs (France + 1,6% ; Italie + 3% ; Grande-Bretagne - 0,4% ; Allemagne - 8%). Les pays émergents ont fait des bonds spectaculaires (Chine + 33% Inde + 44 % ; Corée + 75%). Pourtant la Chine et l'Inde, qui regroupent à elles deux près de la moitié du genre humain, restent bien loin de peser sur le total mondial, qui croît moitié moins vite.

Mais les nouvelles certitudes du GIEC et les accidents clirnatiques changèrent le "climat"... de la négociation. À la COP3 (Kyoto, 1997), la délégation américaine se laissa convaincre par l'Europe d'accepter des objectifs de réduction quantifiés pour la période centrée autour de 2010, inégalement répartis entre pays de l'annexe 1 selon des critères plus diplomatiques qu'objectifs. Par rapport au point de repère de 1990, et d'ici 2010 en moyenne mobile sur quatre ans, il s'agit de réduire les émissions de six GES d'une quantité équivalente en gaz carbonique de - 8% pour l'Union européenne, - 7% pour les États-Unis, - 6% pour le Japon, - 5,2% pour l'annexe 1. La délégation des États-Unis y mit deux conditions : des engagements d'efforts de la part des nouveaux pays industriels du tiers monde, et des mécanismes économiques de flexibilité, tous fondés sur l'idée d'acheter les efforts là où leur coût marginal serait le plus faible : marché de "quotas d'objectif de réduction" (QEILRO, selon le sigle anglais) et "mise en oeuvre conjointe" entre pays de l'annexe 1, "mécanisme de développement propre" dans le tiers monde.

À l'heure actuelle, l'accord de Kyoto n'est ratifié que par le plus typique des pays de l'AOSIS, les îles Fidji, et la COP4 de Buenos Aires (1998) n'avait d'autre ambition que de préciser ce compromis. Elle n'y est guère parvenue.

Toutefois, des progrès significatifs ont été enregistrés à Buenos Aires. D'abord, il a été décidé de ne préciser les mécanismes de flexibilité qu'une fois définis les mécanismes de vérification de la réalisation des engagements pris (compliance). sage décision qui "remet les boeufs devant la charrue". Ensuite (et ce point est, on va le voir, essentiel), l'idée a été introduite, par l'alliance de l'Europe et du tiers monde, d'un objectif de convergence générale quant aux droits sur l'atmosphère.

Les espoirs d'un compromis mondial

En l'état actuel des choses, la négociation est en situation de "pat" comme on dit au jeu d'échecs. L'Europe ne peut accepter des flexibilités sur des objectifs quantitatifs déjà insuffisants. Les États-Unis n'acceptent pas d'objectifs contraignants si le tiers monde ne prend pas d'engagements. Le tiers monde ne prendra pas d'engagement si un droit au développement égal à celui du Nord lui est dénié.

Le seul fil sur lequel tirer pour dénouer ce blocage est donc la reconnaissance solennelle, préalable à toute négoci tion, de l'égalité du droit de tous les êtres butnains, de tous le. pays et de toutes les générations, sur l'atmosphère. Une telle déclaration serait conforme aux valeurs qui présidèrent à la création de l'ONU, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Elle implique concrètement qu'à terme tous les habitants dt la planète auront un droit sensiblement égal sur l'enveloppe commune d'usage soutenable de l'atmosphère, soit environ 600 kilos par personne si l'on vise une stabilisation de la concentration du C02, moins si l'on vise une décroissance de cette concentration.

Dès lors, un compromis semble accessible entre le tiers monde (y compris les pays émergents) et l'OCDE (y comprise les pays du JUSCANZ), fondé sur un prince de convergence des objectifs nationaux de réduction vers cette allocation-cible finale. Ce compromis doit tenir compte de l'existence de la courbe "en V renversé" de l'intensité de l'énergie. Alors que les pays développés, dont l'efficacité énergétique s'améliore plus vite qu'ils ne croissent, devraient suivre immédiatement une trajectoire de pollution par tête décroissante vers la cible, les pays émergents auraient le droit de laisser creitre leur pollution jusqu'à un niveau légèrement supérieur à la frontière de soutenabilité (mais nettement supérieur à leurs actuelles émissions : on pourrait songer à 800 ou 1 000 kilos par habitant et par an), au-delà duquel des objectifs de réductions quantifiées deviendraient obligatoires.

Ce premier "grand compromis" consiste donc à coupler la reconnaissance d'un niveau-cible égalitaire, et l'enttige obligatoire dans l'annexe 1 pour tous les pays dépassant d'un certain degré ce niveau-cible.

Simultanément, il serait entendu que ce seuil au-delà duquel la "décrue" devient obligatoire servirait en même temps de cible intermédiaire de convergence entre pays de l'annexe 1, à l'horizon 2030 par exemple. Au-delà de cette date et de ce seuil, tous les pays devraient donc réduire en parallèle leurs niveaux d'émission par habitant, à un rythme à fixer vers cette époque, selon le nouvel état des connaissances.

Un tel compromis correspond à l'esprit des "compromis historiques" qui ont marqué cette fin de siècle, comme le conflit irlandais, il s'agit de s'engager aujourd'hui pour des contraintes qui ne seront perceptibles qu'à terme, à un terme où leurs avantages apparaîtront mieux qu'aujourd'hui...

Pour un marcbé régulé des quotas

Restent à déterminer les instruments de cette politique d'objectifs. Dès l'instant que ces objectifs assignent clairement à l'humanité une trajectoire quantifiée de réduction globale des émissions de GES convergeant vers un droit égalitaire sur l'atmosphère, tous les "mécanismes" économiques facilitant le respect de cette trajectoire deviennent légitimes.

La responsabilisation des usagers, la diffusion des "meilleures pratiques", les accords d'autolimitation des constructeurs, les normes de consommation d'énergie sur les machines et appareils, seront, ici comme dans le cas des crises locales, les plus sûrs moyens de transformer la prise de conscience en pratiques responsables, selon un "civisme planétaire" naissant. Cependant, les normes, les accords et même l'esprit de responsabilité sont insuffisants. Ils fixent des buts intermédiaires sans inciter à les dépasser, et donc laissent une impression décevante quand une nouvelle norme plus contraignante doit être imposée. Par ailleurs ils ne permettent pas de concentrer l'effort là où il est le plus efficace.

Les instruments économiques, au contraire, induisent une course permanente à l'efficacité toujours plus grande. Certes, ils sont impuissants quand ils ne se greffent pas sur des conduites marchandes, par exemple dans le cas de la culture sur brûlis par les peuples indigènes d'Asie du Sud. Mais l'essentiel des pollutions atmosphériques vient de pratiques économiques marchandes visant à la maximisation des profits et des rentes. Tout accroissement des coûts pesant sur l'usage d'un facteur induit alors son auteur à rechercher des techniques pour l'économiser.

Deux traditions s'opposent dans les actuelles négociations les écotaxes (qu'il vaut mieux appeler pollutaxes) et les permis négociables. Les permis négociables, après avoir été introduits en 1990 dans le débat géostratégique sur l'effet de serre par les représentants du Sud, ont aujourd'hui la préférence des États-Unis, qui les considèrent comme de vrais mécanismes de marché, permettant à la limite de se passer d'agence de type étatique. Les Européens au contraire voient dans l'échange QELRO (objectifs quantifiés de réduction) un moyen pour les États-Unis d'éviter les efforts domestiques. Pis, des échange risquent de porter sur de fausses réductions, soit que le "vendeur" ne pratique pas la réduction d'émission convenue, soit que la réduction corresponde plus à l'effet d'une récession économique qu'on espère passagère qu'à une réelle augmentation de l'efficience énergétique. Ainsi, à la conférence de Kyoto, la Russie s'est vu allouer une réduction de GES de 0 en 2010 par rapport à 1990. Or sa terrible crise économique déjà fait chuter de 30% ses émissions de GES. Ces 30% de QELRO seraient déjà disponibles au plus offrant sur le marché ! Pourtant, ils ne correspondent à aucune mutation de son appareil productif. Pis, des pays du tiers monde endetté seraient tentés d'aliéner leur droit à un développement futur. On assisterait alors à une sorte de "péonage" atmosphérique s'ajoutant au service d'une dette usuraire1. D'où la tentation de l'Union européenne d'imposer des plafonds quantitatifs l'usage des "flexibilités économiques", donnant ainsi la priorité aux efforts domestiques, qui seraient induits par un pollutaxe sur l'énergie2 et les gaz à effet de serre.

Tout en reconnaissant la légitimité des réserves européennes (appuyées par les ONG internationales), il convient d'en nuancer la portée. Encore une fois, dès lors que tous les pays s'inscrivent dans un schéma global de réduction, il n'y a rien de scandaleux à rechercher cette réduction là où elle est la moins coûteuse, surtout si elle s'accompagne d'une augmentation de la productivité du travail. Ainsi, financer des fourneaux efficaces dans le Sahel (que ce soit par l'achat de quotas sahéliens, par des opérations de "mise en oeuvre conjointe", ou des mécanismes de "développement propre" soulage non seulement l'atmosphère, mais la peine des femmes astreintes à une corvée de bois qui dévaste la savane.

En outre, pour l'acheteur, le permis négociable n'est qu'une pollutaxe capitalisée. C'est parfaitement clair si l'on ne peut échanger que les permis de pollution pour une année : ils prennent alors exactement la forme d'un impôt annuel proportionné aux émissions réalisées. Encore faut-il que le quota soit effectivement payé. Cette remarque soulève d'ailleurs la question des règles de concurrence sur le marché des quotas : puisqu'un quota n'est qu'une pollutaxe capitalisée, un État qui distribuerait gratuitement des quotas à ses entreprises les subventionnerait en fait, et une telle pratique serait sans nul doute attaquable devant l'Organisation mondiale du commerce.

En réalité, un marché de quotas ne demande pas moins d'État, mais plus d'État qu'une pollutaxe. Par la pollutaxe, chaque État se contente de fixer une direction et une incitation plus ou moins forte aux réductions d'émissions. Dans le cas de quotas, il faut d'abord qu'un traité d'États international fixe la dotation initiale par pays, la carte des obligations de réduction. Puis une agence superétatique doit surveiller la sincérité des transactions, c'est-à-dire la réduction effective (compliance). Enfin, il faudra sans doute que cette agence régule le prix des quotas, pour éviter qu'un acheteur disposant de crédit illimité n'accapare le marché et se dispense de réduction domestique, ou qu'un vendeur endetté aliène sa capacité de développement futur. Car le prix du quota, comme tout mécanisme de marché, n'a qu'une double justification :

- offrir un signal prix et à l'acheteur et au vendeur, "valorisant" de part et d'autre l'effort d'économies sur l'objet de la transaction. Ici. l'intérêt qu'il y a à diminuer la pollution atmosphérique, quel que soit le niveau de développement déjà acquis ;
- transférer de l'acheteur au vendeur les moyens financiers de produire à nouveau l'objet de la transaction. Ici. un pays plus développé et plus polluant finance le "développement propre" d'un pays moins développé.

En somme, l’agence internationale de supervision du marché des permis devra fixer un prix plancher des transactions, selon une pratique largement admise dans les trois pôles économiques dominant la planète (États-Unis, UE, Japon) dès lors qu'il s'agit d'agriculture. Le lecteur méditera les raisons profondes de cette similitude...

Mais alors s'efface la différence entre les exigences européennes et les préférences américaines. Car un prix plancher n'est que le "dual" d'une quantité plafond : fixer l'un, c'est fixer l'autre. L'Agence pourrait ainsi fixer, pour la "campagne" quadriennale 2008-2012, un prix plancher tel que 80 % des efforts de réduction dans l'espace domestique des pays déjà intégrés à l'annexe 1 soient moins coûteux que ce prix-là3. Dès lors, les pays les plus "gaspilleurs", ceux où le coût marginal de la tonne de carbone évitée est le moins coûteux, concentreront leurs efforts sur l'amélioration des techniques domestiques. Par exemple, les États-Unis, en reprenant l'habitude de sécher leur linge au soleil, feraient déjà des économies considérables ! Les 20 % d'efforts de réduction les plus coûteux, concernant surtout les pays déjà parvenus aux frontières technologiques du développement propre, pourront être recherchés dans les pays ne disposant pas de ces techniques : moyen pour ceux- ci de les acquérir et de les mettre en oeuvre, aux frais des pays éveloppés.

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1
Le péon est un paysan endetté auprès d'un grand propriétaire foncier d'Amérique Latine, obligé de travailler toute sa vie pour le rembouser, comme un serf, léguant sa dette à ses enfants.

2 La Commission européenne propose une pollutaxe combinant la lutte contre les GES et la lutte pour les économies d'énergie, qu'elle qu'en soit la source afin d'éviter la croissance du risque nucléaire.

3 La Commission de l'union européenne envisageait en 1991 une pollutaxe de 10 dollars par baril d'équivalent pétrole (environ 36 centimes de FF par litre d'essence), qu'elle considérait comme suffisante pour tenir les engagements de Rio. Admettons que 15 euros par baril soient nécessaires en Europe pour tenir les engagements de Kyoto. C'est un prix plafond pour les QELRO, le prix plancher pourrait donc être en 2010 de l'ordre de 10 euros par Bep (1 baril = 159 litres).
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L'ébauche d'un nouveau modèle ?

À la conférence de Kyoto, l'humanité a choisi de privilégier des objectifs de réduction de gaz à effet de serre, quantifiés par pays ou groupes de pays (I'UE). Cette stratégie principale ne peut plus être modifiée. Il reste à la perfectionner :

- en l'inscrivant dans une perspective à très long terme de convergence sur l'allocation des permis de polluer, respectant l’égalité des droits de tous les êtres humains de génération en génération ;
- en réservant à la subsidiarité nationale ou continentale le choix des instruments (règlements, pollutaxes ou marchés de permis) ;
- en fixant des règles de juste concurrence internationale par-delà la diversité des instruments nationaux ;
- en stabilisant les rapports de prix dans les mécanismes de flexibilité nationaux et internationaux.

Au-delà de cet exemple, les lignes de forces de la Nouvelle Grande Transformation se dessinent :

- un nouveau "civisme planétaire" reconnaît le droit égal de tous les humains de toutes les générations à un environnement sain ;
- des arrangements diplomatiques internationaux fixent les règles communes (contre les crises écologiques globales) et encadrent, par des règles sur le libre-échange, les effets pervers de la concurrence, de façon à autoriser les sociétés nationales (ou continentales) à maîtriser leurs crises locales.

Ces modes de régulation nouveaux (règlements, pollutaxes, quotas) relèvent le coût d'usage de l'environnement de manière à favoriser les technologies qui économisent cet usage :

- poussée par l'intérêt économique des firmes, incitée par les aides, encouragée par la mise en commun des meilleures pratiques, la recherche appliquée s'oriente vers les économies de pollution et d'usage de l'énergie. Un nouveau "boom" de l'investissement ajuste les systèmes productifs et les infrastructures aux techniques les plus favorables à l'environnement ;
- le revenu des pollutaxes et des mises aux enchères de quotas permet de réduire la fiscalité pesant sur le coût du travail, permettant une "désintensification" de l'usage de ce facteur. La réduction de la durée du travail, le développement des services culturels ou de proximité à faibles gains de productivité du travail, enclenchent alors un retour vers le plein emploi.

Ainsi cadrés par des normes conformes à une éthique des droits humains et de la responsabilité à l'égard des générations futures, les instruments économiques peuvent orienter la trajectoire du progrès technologique selon un nouveau modèle : la recherche de l'efficience énergétique et environnementale maximale. Dès lors, se dessine la possibilité d'une nouvelle période de développement prolongé, écologiquement viable au niveau mondial : le développement soutenable.

Ce schéma est bien le modèle que je souhaite pour une Union européenne qui deviendrait enfin capable de définir sa propre politique économique. Il faudra pour cela que les pouvoirs démocratiquement élus en Europe (gouvernements et Parlement européen) reprennent le pouvoir sur la monnaie (car financer en quelques années un dense réseau de transports en commun pour économiser l'effet de serre supposera une émission massive de crédits). Il faudra qu'ils puissent s'accorder, à la majorité du Parlement européen, pour un système d'écotaxe.

Mais je le dis tout aussi nettement :seule l'Europe peut faire mûrir un "leadership mondial" pour entraîner le Sud à un tel compromis, et isoler les irréductibles (États-Unis ? Malaisie ?). Cela impliquera une immense attention à l'égard des peuples du Sud, les "plus démunis", pierre de touche du critère de justice minimal qui définit le développement soutenable.

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